Shelagh Roxburgh et Candice Shaw
L’histoire de la traite des personnes chez les Autochtones est longue et complexe. Elle est également bien camouflée au Canada, où la réalité du colonialisme de peuplement est masquée afin de pouvoir perpétuer les mythes dominants au sujet des peuples autochtones et protéger les privilèges des colons. Il est difficile de mettre un terme aux exposés de faits dominants et coloniaux concernant la violence dans notre société, mais des progrès sont réalisés. De plus en plus, les militants contre la traite des personnes et les alliés remettent en question les cadres dominants qui font fi des peuples autochtones, qui les incluent comme des minorités ou qui dépeignent l’exploitation des femmes, des filles et des personnes autochtones aux genres divers en utilisant la lentille de la criminalisation.1
Les exposés de faits dominants contre la traite des personnes ont contribué à mieux faire connaître la traite des personnes en ayant recours à de simples messages qui reposent sur une forte dichotomie entre les victimes et les auteurs du crime.2 Dans ces récits, les jeunes filles sont les proies d’hommes qui les kidnappent, les gardent en otage et les exploitent à des fins monétaires. Ces représentations de la traite des personnes déterminent en quelque sorte qui est une victime et qui est un criminel, aux yeux de la population, et permettent aux gens d’appliquer ces catégories lorsqu’il s’agit de cerner une situation de traite.3 Malheureusement, ces histoires occultent des enjeux historiques et contemporains complexes et importants, dont le colonialisme, le racisme et le rôle de l’État à titre de « criminel complice ».4
Les initiatives de lutte contre la traite ont longtemps attribué à l’État le rôle de protecteur et de garant des droits, qui vient au secours des victimes dans des situations de violence et qui punit les coupables au moyen du système pénal et du processus juridique. L’État est rarement considéré comme une source potentielle de violence ou, plus précisément, comme un système colonial qui crée explicitement des avantages pour les peuples colonisateurs au détriment des peuples autochtones. Pourtant, la traite des personnes au Canada repose sur le colonialisme. Le colonialisme sous-tend l’incapacité du système judiciaire canadien de reconnaître les femmes, les filles et les personnes autochtones de genres divers comme des victimes et « [Traduction] les empêche de recevoir l’aide et les soins qui seraient assortis à cette reconnaissance ».5 Pour comprendre toute l’envergure de la traite des personnes, il faut également reconnaître le long passé de ce crime ainsi que le contexte social plus vaste de l’exploitation au Canada, où la victimisation des femmes, des filles et des personnes autochtones de genres divers est normalisée et endémique.6
On peut remarquer des indices de cette réalité dans les efforts de la société civile de révéler la véritable étendue de la traite des personnes au Canada. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le Groupe de travail national sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle des femmes et des filles au Canada a publié, en 2014, son rapport, « C’est assez » : mettons fin à la traite sexuelle au Canada. Le Groupe de travail a mené une enquête auprès de 534 organismes partout au Canada et s’est entretenu avec 46 fournisseurs de services qui ont pris part à une table ronde sur la traite des personnes. Lorsqu’il a demandé aux organismes des renseignements détaillés au sujet des femmes et des filles victimes de traite et d’exploitation sexuelles desservies par ces fournisseurs de services, le Groupe de travail a obtenu les estimations suivantes :
- 51 % des filles victimes de la traite étaient ou avaient été impliquées avec le système de protection de la jeunesse.
- 50 % des filles victimes de la traite et 51 % des femmes ayant subi le même sort étaient autochtones. 7
Il est important de noter que ces deux catégories ne sont pas mutuellement exclusives; les enfants autochtones sont nettement surreprésentés dans les systèmes de protection de la jeunesse, formant plus de la moitié des enfants pris en charge dans l’ensemble du pays.8
Bien qu’on estime que les femmes et les filles autochtones soient disporportionnellement touchées, cette surreprésentation n’est pas reflétée dans les conversations nationales au sujet de la traite des personnes ou dans les nombreuses initiatives de lutte contre la traite des personnes. Dans une étude sur les efforts contre la traite des personnes au Canada, Julie Kaye de l’Université de la Saskatchewan relie l’invisibilité des expériences autochtones de nos jours au discours contre la traite des personnes qui a vu le jour « [Traduction] en même temps que les préoccupations concernant l’esclavage blanc ».9 Le discours du 20e siècle portait en grande partie sur l’histoire de filles innocentes qui étaient contraintes et exploitées, misant sur l’imagination coloniale de l’« innocence » comme « [Traduction] considérablement synonyme du caractère blanc et de la pureté ».10 Cette construction de la victime idéale repose sur le « [Traduction] stéréotype raciste et sexiste colonial persistant de la féminité sale, de la promiscuité et de la déviance des femmes autochtones » et le renforce. Elle facilite en outre l’effacement des victimes autochtones, en normalisant et en naturalisant leurs expériences de violence.11
L’effacement des expériences autochtones s’étend aux interventions visant à mettre un terme à la traite des personnes qui reposent sur des structures étatiques coloniales; les victimes reçoivent du soutien et une protection dans le cadre des mêmes systèmes violents qui oppriment les peuples autochtones.12 La déconnexion entre les interventions dominantes contre la traite des personnes et le contexte colonial au Canada est évidente dans les lois et les définitions se rapportant à la traite des personnes, qui font écho aux processus coloniaux L’effacement des expériences autochtones s’étend aux interventions visant à mettre un terme à la traite des personnes qui reposent sur des structures étatiques coloniales; les victimes reçoivent du soutien et une protection dans le cadre des mêmes systèmes violents qui oppriment les peuples autochtones. de la dépossession, du déménagement forcé, de l’enlèvement d’enfants et de l’exploitation sous la contrainte.13 Les conséquences sont nombreuses. Notons en particulier ce qui suit : les victimes autochtones sont exclues des discours contre la traite des personnes, qui non seulement ne reconnaissent pas leurs expériences, mais renforcent également les processus en raison desquels elles sont des victimes.
En revanche, les victimes autochtones peuvent être moins susceptibles de solliciter du soutien parce que leurs expériences ne seront pas comprises ou parce qu’elles seront aiguillées vers l’État colonial par des interventions contre la traite des personnes. Comme leurs expériences de traite sont encore plus normalisées par les discours visant à mettre fin à la traite des personnes, les femmes, les filles et les personnes autochtones de genres divers peuvent aussi être moins aptes à reconnaître leurs propres expériences comme des situations de traite. Au Canada, ces préjugés ont créé un contexte de plaidoyer à deux vitesses : les grands militants se prononçant contre la traite des personnes agissent séparément des organismes communautaires autochtones, en partie parce que plusieurs militants contre la traite ne sont pas capables de confronter la violence coloniale au sein des « systèmes canadiens courants ».14
Pour plusieurs, il est difficile et d’accepter que les peuples autochtones sont présentement colonisés et opprimés et l’ont été dans le passé, et qu’ils subissent de la violence partout au Canada. On fait souvent sentir aux Autochtones que leurs vies ne sont pas importantes. En fait, il existe une attente systémique implicite qu’ils seront victimisés et qu’il ne vaut pas la peine de les aider.15 Pour les femmes, les f illes et les personnes autochtones de genres divers, les fournisseurs de services s’attendent souvent à ce qu’il y ait de l’exploitation, créant un climat d’« indifférence professionnelle » où les filles autochtones sont « [Traduction] traitées différemment par la police et les fournisseurs de services ».16 Il est également courant que les victimes autochtones soient blâmées pour la violence qu’elles subissent ou qu’elles soient condamnées par le système pénal plutôt que de recevoir de l’aide. Ces interventions reflètent les profonds préjugés coloniaux et témoignent de la volonté d’ignorer la violence coloniale et de présumer que les femmes, les filles et les personnes autochtones de genres divers peuvent se protéger d’un environnement non sécuritaire.17
La traite des femmes, des filles et des personnes autochtones de genres divers a été normalisée au Canada par des processus historiques qui ont été soumis à des transformations au fil du temps, mais qui perdurent comme des expressions omniprésentes de la violence coloniale. Avant la création du Canada, la traite des femmes et des filles autochtones a commencé avec l’introduction de l’esclavage par les colons français et britanniques, qui ont acheté et vendu des esclaves autochtones jusqu’à ce que la pratique soit abolie en 1834.18 Peu après l’abolition de l’esclavage, les « réserves », ou le système de réserves a été mis sur pied. Des nations entières ont été relocalisées au moyen de la force sur des parties de territoire qu’elles ne pouvaient pas quitter sans la permission des agents indiens. Dans ce système, les Autochtones étaient séparés de leurs terres et de leurs moyens de subsistance. Dans plusieurs cas, l’abolition de leurs droits de chasse et la disparition de leurs sources alimentaires, comme l’éradication du buffle, visaient explicitement à contraindre les Autochtones à respecter les demandes gouvernementales.
Les Autochtones se sont trouvés, à cause de l’État colonial, dans des situations de pauvreté et de dépendance. Leurs terres et leurs membres ont été exploités sous la contrainte, leurs enfants ont été enlevés et admis dans des pensionnats. Pendant ce temps, les femmes et les filles autochtones ont été victimisées par les agents indiens, la Police à cheval du Nord-Ouest et les colons en échange d’un accès à des biens essentiels.19 La relocalisation forcée de communautés autochtones entières s’est poursuivie jusque vers la fin des années 1960. Pour sa part, l’enlèvement des enfants autochtones a continué sous la forme des enlèvements massifs dans les années 1960 et on pourrait dire que des enlèvements massifs au tournant du millénaire ont toujours lieu.20 Pour les communautés inuites, la colonisation intensive, les relocalisations forcées, l’abattage de chiens de traîneau pour empêcher leurs déplacements et limiter leurs moyens de subsistance, et l’exploitation des femmes et des filles se sont produits en une seule génération, modifiant ainsi fondamentalement la vie des Inuits et entraînant des effets dévastateurs sur les communautés.21
Tout au long de ces épisodes complexes, la violence, l’exploitation sexuelle et la traite des personnes ont dominé les politiques coloniales afin d’éradiquer et d’opprimer les Autochtones. Elles ont été intégrées avec force aux réalités vécues par les Autochtones et à leur survie quotidienne. Outre cette complexité, on note la pression constante de la pauvreté, qui expose les femmes et les filles autochtones aux prédateurs et qui facilite leur criminalisation.22 Plutôt que de leur offrir une protection, le système pénal cible souvent les femmes et les filles autochtones par l’entremise d’une application biaisée de la loi et par la violence perpétrée par les policiers.23 Contrairement à la réponse dominante de la lutte contre la traite des personnes qui mise sur la protection de l’État et le soutien des services sociaux, le Groupe de travail national sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle des filles au Canada a constaté que 71 % des survivantes de la traite « [Traduction] ont signalé avoir été forcées d’avoir des rapports sexuels avec des médecins, 60 % avec des juges, 80 % avec des policiers et 40 % avec des travailleurs sociaux. » 24
On peut comprendre que les femmes et les filles autochtones exploitées et victimes de la traite peuvent avoir de la difficulté à considérer leurs expériences comme de la traite, qu’elles puissent être réticentes à communiquer avec la police et les services sociaux destinés à la population générale, ou qu’elles puissent ne pas vouloir s’identifier comme des personnes autochtones lorsqu’elles demandent de l’aide. En raison de ces facteurs, les femmes et les filles autochtones sont moins susceptibles de figurer dans les données de la police, des organismes de services sociaux et des initiatives dominantes de lutte contre la traite des personnes.
Ces complexités mettent également en lumière la nécessité d’élargir le discours sur la traite des personnes pour y inclure des conversations difficiles qui ne font pas partie de l’exposé des faits habituel. Certaines histoires de traite des personnes concernent des prédateurs criminels qui semblent soudainement apparaître dans la vie d’une personne; d’autres parlent de traite par des membres de la famille ou des amis pour des périodes intermittentes.
Il faut par ailleurs aborder le sujet de la complicité de l’État et de la société. On doit s’attaquer à la violence de la police. Bien que les politiciens et les médias de nouvelles puissent célébrer des histoires de développement économique, comme l’exploitation minière ou pétrolière, les communautés autochtones savent depuis longtemps que ces mêmes projets intensifient l’exploitation et la traite des personnes.25 Les corrélations entre les projets de développement et la violence à l’endroit des Autochtones, particulièrement des femmes, des filles et des personnes de genres divers, sont un phénomène bien documenté.
Les exposés de faits contre la traite des personnes doivent commencer à s’attarder au problème complexe du colonialisme et au conditionnement systémique et à la victimisation massive des Autochtones. Il faut impérativement abolir les frontières qui séparent les deux sphères du discours contre la traite des personnes et l’expérience des Autochtones.
Le Centre canadien pour mettre fin à la traite des personnes a amorcé ce travail important et ouvre le dialogue avec des organismes autochtones partout au Canada. L’inclusion de cette recherche dans le rapport – la traite des personnes : les tendances au Canada (2019-2020) – publié par le Centre témoigne de ces efforts. Le travail continu du Centre avec des défenseurs des droits des Autochtones et des organismes qui les représentent montre une volonté de se pencher sur le colonialisme et d’élargir le discours contre la traite pour y intégrer les expériences autochtones. En travaillant ensemble, les défenseurs des droits des Autochtones et les militants contre la traite des personnes peuvent remettre en question la normalisation de la violence faite aux Autochtones et commencer à s’attaquer aux fondements de la violence dans notre société et à y remédier.
Notes
- Sethi, A. 2007. Domestic Sex Trafficking of Aboriginal Girls in Canada: Issues and Implications. First Peoples Child & Family Review, vol. 3, no 3, p. 57-71. Récupéré de https://doi.org/10.7202/1069397ar
- Kaye, J. 2017. Responding to Human Trafficking: Dispossession, Colonial Violence, and Resistance among Indigenous and Racialized Women, University of Toronto Press.
- Ibid.
- Ibid.
- Sikka, A. 2010. Trafficking of Aboriginal Women and Girls in Canada. Aboriginal Policy Research Consortium International (APRCi), 57. Récupéré de https://ir.lib.uwo.ca/aprci/57
- Ibid.
- Fondation canadienne des femmes. 2014.
- Commission ontarienne des droits de la personne. 2018. Enfances interrompues : Surreprésentation des enfants autochtones et noirs au sein du système de protection du bien-être de l’enfance de l’Ontario. Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto, Canada.
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- Ontario Native Women’s Association. 2019. Journey to Safe Spaces: Indigenous Anti-Human Trafficking Engagement Report 2017-2018. Ontario Native Women’s Association. Récupéré de https://b4e22b9b-d82644fb-9a3f-afec0456de56.filesusr.com/ugd/33ed0c_1a2b7218396c4c71b2d4537052ca47cd.pdf; Turpel-Lafond, M. E.. 2016. Too Many Victims: Sexualized Violence in the Lives of Children and Youth in Care, Office of the Representative for Children and Youth, Victoria, Canada. Récupéré de https://cwrp.ca/publications/too-manyvictims-sexualized-violence-lives-children-and-youth-care-aggregate-review
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- Wilson, J. 2018. Témoignage public, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées – Processus de collecte – Parties II et III, Comparutions des institutions et des experts et des gardiens du savoir « Exploitation sexuelle, traite des personnes et agressions sexuelles ». Hôtel Sheraton, Salon B, St. John’s, Terre-Neuve-et-Labrador, le mardi 16 octobre 2018, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Récupéré de https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2018/11/20181016_ MMIWG_St-Johns_Exploitation_Parts_2__3_Vol_16.pdf
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- Fondation canadienne des femmes. 2014.
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